Otage du JNIM

Otage du JNIM

Dernière mise à jour 10 janvier 2024 21:55

12 mois aux mains de la Katiba Serma

Moussa Maïga (nom d’emprunt) nous reçoit dans sa demeure en périphérie de Bamako; l’atmosphère est gaie, les rires fusent, les enfants courent partout. Mais Moussa revient de loin. Son regard, parfois hagard et mélancolique, trahit le traumatisme qu’il a subi aux mains de JNIM. Sa souffrance se lit sur son visage, sur son corps et dans ses propos. Sa foi et sa petite famille l’aident à oublier, mais seul le temps pourra effacer ce qu’il éprouve aujourd’hui.

Par A Karim Sylla et Moussa Maiga
10 Janvier 2024

Le JNIM

Jama’a Nusrat ul-Islam wa al-Muslimin (JNIM) — ou Groupe de Soutien à l’Islam et aux Musulmans (GSIM) en français — est né en Mars 2017 de la fusion de l’organisation Ansar Dine d’Iyad Ag Ghali, du Front de Libération du Macina d’Amadou Koufa, de la branche d’Al-Mourabitoun restée loyale à Mokhtar Belmokhtar (la Brigade Al-Mulathamin), ainsi que la branche Saharienne d’Al Qaeda au Maghreb islamique (AQMI) de Djamel Okacha. Le JNIM reconnait l’autorité suprême d’Al Qaeda; ses leaders prêtent allégeance à Ayman al-Zawahiri, alors chef d’Al-Qaeda, Abdelmalek Droukdel, alors émir d’AQMI et à Haibatullah Akhundzada, émir des talibans. Iyad Ag Ghali en devient le chef.

Groupes constitutifs de JNIM – Mars 2017

Le JNIM s’organise en brigades appelées katibas;

  • Katiba Macina, dans les régions de Mopti et Ségou au Mali, 
  • Katiba Serma (ou Arbinda), dans la zone de Douentza, Boni, Hombori et Mondoro au Mali
  • Katiba Gourma (ou Katiba al-Mansour) dans le Gourma au Mali
  • Katiba Kidal, dans la région de Kidal au Mali à la frontière algérienne
  • Katiba al-Furqan, dans la région de Tombouctou et le Sahara
  • Katiba Khalid Ben Walid (ou Katiba Sud), dans la région de Sikasso,
  • Katiba Alidougou, au nord de la Côte d’Ivoire
  • Ansarul Islam, active au Burkina Faso est également affiliée à JNIM

Ces katibas sont plus ou moins actives aujourd’hui; certains ont été démantelés (e.g., Katiba Sud), d’autres (e.g., Katiba Macina) continuent à étendre leur influence. Ces Katibas jouissent d’une certaine autonomie mais connaissent aussi une fluidité parmi leurs membres. Si l’autorité d’iyad Ag Ghaly est généralement reconnu, la structure organisationnelle n’est pas rigide et admet une autonomisation des groupes. Il est également reconnu que certains membres naviguent entre les idéaux prônés par le JNIM et la simple criminalité. Il arrive aussi que des combattants, mécontents de leurs chefs locaux, changent carrément de camp et rejoignent d’autres organisations djihadistes, notamment l’État Islamique au Sahel, grand rival du JNIM. Ces conflits naissent souvent de dissensions internes et de partage inégal de ressources.

Côté financier, le JNIM a progressivement étendu son contrôle sur plusieurs activités dans ses zones d’influence; si les rançons d’otages occidentaux représentaient une grande partie de ses revenus, l’extorsion a pris le dessus; et cela prend plusieurs formes: le droit de passage sur les routes de transit, le droit de protection dans les mines d’or artisanales, les taxes d’activités commerciales, le prélèvement de la dîme sur les paysans, la confiscation du bétail, etc. La prise d’otage n’a néanmoins pas disparu; au lieu d’occidentaux, qui ne visitent plus le Sahel, les populations locales sont désormais les cibles — de riches commerçants aux agents de l’état, en passant par de simples citoyens. Selon les données de l’ACLED (disponibles à www.acleddata.com) il y a eu 167 enlèvements documentés par des acteurs non-étatiques au Mali en 2022; au 30 Novembre 2023, ce chiffre avait déjà atteint 162, indiquant que le rythme des enlèvements est soutenu.

Moussa Maïga, chauffeur d’une ONG, ne pensait pas que lui, simple citoyen, pouvait être victime de JNIM. Sa vie allait basculer une après-midi d’Avril 2022. Il rejoignait la longue liste de kidnappés des djihadistes. Contrairement à d’autres otages, plus illustres, son calvaire allait se passer dans l’anonymat.

Activités de la Katiba Serma

La Katiba Serma est souvent citée comme affiliée à la Katiba Macina, beaucoup plus outillée et active, mais elle jouit clairement d’une grande autonomie. Elle opère surtout de part et d’autre de l’axe Douentza-Boni-Hombori de la route nationale 16, y compris la forêt de Serma qui s’étend jusqu’à la frontière du Burkina Faso et au nord jusqu’à la limite de la région de Tombouctou. A l’ouest, la zone est dominée par le Massif de la Gandamia, un relief rocheux long the 60 km d’est en ouest et large de 10 km du nord au Sud, avec des hauteurs pouvant atteindre 750 m au-dessus de la plaine. À l’est de ce massif rocheux se trouve le Mont Hombori, trônant à 1150 m. Ce relief assez particulier occasionne des pluies orographiques et une pluviométrie plus importante que les zones avoisinantes — environ 200 mm de pluies additionnelles par an. La zone est de ce fait très arborée et l’eau souterraine y est abondante, donnant aux combattants un refuge certain. 

La Katiba Serma est dirigée par un Peul malien connu sous le nom de guerre Abu Jailli al Fulani. Le groupe est actif au Mali (et aussi au Burkina Faso) depuis plusieurs années. En 2022, il s’est illustré au Mali en coupant la RN16, la route nationale qui relie Mopti (à partir de Konna) à Gao. 

Le 29 Mai, la katiba déclare en effet l’arrêt du trafic routier sur la RN16 au niveau de Boni. Entre le 12 et 30 Juin, l’armée opère des frappes aériennes intenses dans la zone située entre Gossi et Hombori sensée regrouper des combattants de la katiba. À ce moment-là, les véhicules de transport n’empruntent la RN16 que sous escorte de l’armée. Le 1er Aout, la katiba fait une grande démonstration de force; elle arrête et incendie 19 camions de marchandises dont l’escorte armée avait rebroussé chemin; une destruction insensée.

L’embargo est finalement levé le 30 Août, après la négociation d’un accord, entre les habitants de Boni et la Katiba Serma, qui permet aux combattants de la katiba de fréquenter la ville sans risque de dénonciation auprès de l’armée et l’interdiction formelle aux habitants de Boni de coopérer avec l’armée. C’est ce groupe, qui, quelques mois plus tôt, avait enlevé Moussa Maïga.

Le Kidnapping

Le 8 Avril 2022, Moussa quitte Gao pour Bamako; le mois du Ramadan venait de débuter et il voulait le passer avec sa petite famille restée à Bamako. La chaleur l’avait poussé à acheter un humidificateur-refroidisseur; de quoi soulager la famille pour ce mois chaud et difficile. Très tôt le matin, il prend place dans un car de la compagnie Tilemsi Transport. Le trajet est long mais lui est familier; il l’a fait de nombreuses fois; Gao, Gossi, Hombori, Douentza, Konna, Mopti, San, Ségou puis Bamako; 1200 km de route. 

Peu avant 10h, le car s’approche de Dala, à 40 km à l’est de Douentza; il venait de parcourir 360 km depuis Gao. Le stop est inhabituel mais en voyant des hommes armés entrer dans le car Moussa et les autres passagers se rendent compte que leur véhicule était aux mains des djihadistes. En réalité cela ne surprend guère dans cette partie du Mali. Les hommes armés demandent les pièces d’identité et fouillent le véhicule. 

Comme tous les autres passagers, Moussa est également contrôlé; mais contrairement aux autres, il est mis de côté. Le contrôle fini, les passagers rembarquent, sauf lui. S’inquiétant de voir le car partir sans lui, il s’adresse à celui qui semble être le chef, un dogon. Face à ses questions multiples, ce dernier lui montre une photo sur son smartphone. “C’est bien toi sur cette photo?” Moussa se reconnait. “On m’a informé que tu serais dans un des cars aujourd’hui et que je devais t’arrêter.” Moussa, hébété et confus, lance: “Moi? Pourquoi moi? Je ne suis qu’un chauffeur d’une ONG. Il y a surement erreur.” Pour réponse, le chef lui dit qu’il ne faisait qu’exécuter des ordres.

Son calvaire venait de commencer, mais il ne se doutait pas encore du temps qu’il allait passer comme otage. Le car reparti, Moussa est conduit vers un bosquet avec ses affaires. Le chef lui dit qu’un tricycle viendra le chercher avec ses affaires; une enquête plus approfondie devait être conduite, lui dit-il. Le chef appelle le conducteur du tricycle à l’aide de sa radio. Vers 16h, Moussa et ses affaires sont embarqués sur le tricycle pour une direction inconnue. Les yeux bandés, il perd la notion de direction; le tricycle roule au moins 3h de temps. Il arrive à destination peu avant le crépuscule — environ 19h30 dans cette partie du Mali au mois d’Avril. C’est là que Moussa rompt son jeûne et fait sa prière du crépuscule.

La prison à ciel ouvert

Moussa découvre alors son premier lieu de détention. Une zone très arborée non loin d’une grande mare. C’est un camp djihadiste; ils sont au moins une centaine; ils viennent et repartent constamment. C’est là que commence son interrogatoire:

  • Quelles langues parles-tu?
  • Tu es de quelle ethnie?
  • Où est ton village?

Il apprend alors la raison pour laquelle il a été arrêté — les djihadistes le soupçonnent d’avoir voulu travailler pour la Force Barkhane, la mission française sur le point de quitter le Mali. Le défunt frère de Moussa travaillait pour Barkhane et on lui reprochait de vouloir se faire recruter pour remplacer son frère. Moussa était, de fait, accusé d’avoir voulu apporter une aide  matérielle à l’ennemi. Les questions tournent aussi autour du degré de religiosité du prisonnier; son niveau de connaissance, son niveau d’instruction, etc. L’interrogatoire dure 3 jours.

 Les djihadistes, à travers le monde, sont généralement d’obédience salafiste — orthodoxes et rigoristes. Ceux de cette katiba ne sont pas salafistes, mais plutôt soufis; la remarque est basée sur leur façon de prier; bras ballants à la manière des confréries soufis —Qadiriyya et Tidjaniya. Moussa a été empêché à plusieurs reprise de faire ses prières avec les mains sur la poitrine. Il y avait également une interdiction formelle d’implorer Dieu pour une libération. La récidive était punie par le fouet. Ce premier séjour dure une semaine.

Moussa est conduit sur un nouveau lieu de détention. Cette fois-ci le transport est assuré par moto; Moussa est placé entre deux djihadistes armés, les yeux bandés; la moto roule quelques heures avant d’arriver à destination. Ce deuxième lieu a moins de combattants, mais sert de prison à ciel ouvert. Moussa y retrouve d’autres prisonniers; trois militaires de la Garde Nationale, un minier sud-africain et son chauffeur malien, et un douanier. 

Moussa réalise alors qu’il a affaire à une véritable industrie de kidnapping. Le minier  sud-africain et son chauffeur avaient été enlevés alors qu’ils se rendaient sur le site aurifier de N’Tahaka. Ils sont libérés au bout d’un jour de détention contre le paiement d’une rançon. Le douanier est également libéré au bout d’un jour; sa rançon fixée à 9 millions de francs CFA a été intégralement payée. Les militaires eux restent prisonniers; un d’eux— que nous appellerons ici adjudant Idrissa— arrive néanmoins à s’évader après avoir brisé le cadenas de sa chaine.

Les prisonniers ont chacun droit à une couverture, une moustiquaire et une toile en plastique pour se couvrir lors des intempéries. Un bidon d’huile de 20 litres coupé en deux sert d’ustensile. La nourriture ne manque pas mais les heures de repas ne sont pas régulières. L’eau vient d’une mare toute proche ou de puits quand la mare s’assèche ; elle n’est pas filtrée et donne souvent des dysenteries. Ces dysenteries et autres maladies sont soignées par les djihadistes eux-mêmes; souvent en injectant directement des ampoules médicales aux prisonniers, ou en leur donnant des comprimés. Moussa a été injecté à plusieurs reprises; il ne sait toujours pas quel médicament lui a été administré.

La détention en ce lieu a été la plus longue ; Moussa se rappelle d’un bombardement aérien pendant qu’il y était prisonnier; les djihadistes ont fui des lieux, abandonnant leurs prisonniers. Moussa ne se rappelle plus des dates, mais il pourrait s’agir de bombardements effectués par l’armée malienne dans la période du 12 au 30 juin dans la zone située entre Gossi et Hombori qui ciblaient la katiba Serma, lorsque cette dernière avait bloqué la RN16.

La communication avec les djihadistes de ce camp est peu fréquente; il s’agit surtout d’une unité combattante. Mais le camp sert aussi de lieu de transit logistique. Les véhicules et armements enlevés aux forces armées de part et d’autre de la frontière Mali-Burkina Faso y sont assez fréquents; ils sont cachés sous des arbres et camouflés avec des branchages, avant leur acheminement ailleurs. De nouvelles motos y arrivent également, en grande quantité; Moussa pense qu’elles y sont acheminées à partir du Burkina Faso. Le camp est hautement hiérarchisé; le simple soldat ne prend aucune décision sans demander à son chef immédiat; même quand il s’agit de permettre aux prisonniers de s’éloigner pour ses besoins élémentaires.

La famille de Moussa n’apprend qu’il est prisonnier du JNIM qu’avec l’évasion de l’adjudant Idrissa de ce camp; elle était sans nouvelles de lui depuis son départ de Gao en Avril; Idrissa révèle à la famille la situation du prisonnier; on est en alors en Juillet, 3 mois depuis son enlèvement. C’est à la fois un soulagement, de l’appréhension et une forte inquiétude pour la famille. Pour Moussa c’est un calvaire qui va durer encore plusieurs mois.

“Tu es libre”

Quelques semaines avant sa libération, de nouvelles personnes arrivent au camp. Ils sont arabes et semblent être en charge de négociations avec les familles des détenus. Ils prennent des détails avec les prisonniers, notamment les personnes à contacter pour une libération négociée — euphémisme cruel pour rançon. Les questions qu’ils posent visent à déterminer la valeur marchande des prisonniers. Pour Moussa, le prix à payer est 3 millions de francs CFA. En réalité, la famille finira par débourser au moins 4 millions de francs; les ravisseurs et leurs complices n’hésitant pas à demander des rallonges pour le transport, le carburant et les droits de passage. 

Un jour, vers 19 heures, il est informé par les djihadistes qu’il allait être libéré. On le transporte à moto, yeux bandés, vers un autre site où l’attend un tricycle. Là il est informé qu’il sera conduit en un lieu où l’attend son frère. Il est embarqué sur le tricycle, toujours les yeux bandés. Ce nouveau périple qu’il pensait être court durera 3 jours, avec juste quelques arrêts, toujours en brousse, et n’empruntant que des voies secondaires. Arrivé à destination, Moussa réalise qu’il se trouve à Niafunké, ville qu’il connait bien pour y avoir séjourné à plusieurs reprises, Le tricycle a roulé direction ouest, plutôt que vers l’est pour Gao. 

À Niafunké, il est embarqué dans une Toyota Land Cruiser, direction est, cette fois-ci. Moussa n’est pas seul dans le véhicule; profitant d’un stop, il arrive à enlever en partie son bandeau et réalise que d’autres prisonniers l’accompagnent; il s’agit de militaires maliens. Le véhicule se dirigeait en fait vers Djébok, en utilisant des voies secondaires et pistes en brousse. 

Un rendez-vous avait été pris avec la famille de Moussa; elle devrait l’attendre à Djébok un jeudi; la Toyota n’arrive que le lendemain; elle abandonne Moussa en ville, il est alors sans repère. Il s’approche d’une boutique et explique sa situation aux occupants; quelqu’un offre alors d’appeler sa famille. Le temps parait interminable, mais le cauchemar arrive à sa fin. On est alors en Avril 2023.

Lorsque nous le rencontrons à son domicile,  une après-midi de Juillet dernier, Moussa était libre depuis 3 mois. La maison est modeste et très accueillante; une véranda au milieu de la cour sert de lieu de prières; la foi n’a certes pas quitté l’homme; il continue à jeûner pour  remplacer les jours de jeûne manqués pendant sa captivité. Mais cette maison, construite avec des efforts consentis pendant plusieurs années, est aujourd’hui en gage; l’argent a été utilisé pour payer sa rançon. 

Après une année éprouvante de captivité, Moussa émergeait à nouveau. Physiquement il traine encore les séquelles de sa détention; les effets de son épreuve sont gravés sur son visage. Moussa est grand de taille mais sa stature et présence physiques sont considérablement amoindries. Il est frêle et semble se déplacer avec prudence. Sa mémoire ne se déroule plus d’un trait; pendant notre entretien, il s’est retourné vers son épouse à plusieurs reprises pour confirmer et vérifier les dates; le temps pendant sa captivité était devenu immatériel, perdu dans une forme d’abîme. Les noms aussi lui glisse des doigts. La fragilité de son état émotionnel n’a de contrepoids que son désir évident et ardent d’aller mieux. Il veut aller mieux, pour lui-même mais aussi pour sa petite famille. 

Alors qu’il entreprend le parcours ardu de la guérison, la force de Moussa ne se mesure pas seulement par sa récupération physique, mais aussi la résilience dont il fait preuve en essayant de rassembler les fragments de mémoire de ce passé récent et recoller son identité brisée par JNIM; il est entrain de se tracer lentement un chemin hors des profondeurs de ce traumatisme.

Comme vu plus haut (données ACLED), à la date du 30 Novembre il y avait au moins 162 enlèvements attribuables aux groupes armés au Mali en 2023 — 162 familles qui vont vivre un  calvaire; 162 individus qui prient nuits et jours dans l’espoir d’une libération. La réponse de Moussa à la dernière question de notre entretien — que doit-on faire au Mali pour que ce genre d’épreuve n’arrive plus à d’autres — est très lucide: “Le Mali doit se donner les moyens de brouiller les communications radio dans les zones où opèrent les djihadistes; sans ces radios, les djihadistes sont moins informés et plus vulnérables ».

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