Armée Malienne : Au moins 44 Milliards de FCFA de primes volatilisés

Armée Malienne : Au moins 44 Milliards de FCFA de primes volatilisés

Dernière mise à jour 24 septembre 2022 01:39

Comment la LOPM a servi de couverture à la plus grande escroquerie au sein de l’armée

En recevant son salaire le 04 Septembre 2017, le sergent-chef Brahima Goro du 133e Escadron de Reconnaissance de Gao, ne se doutait pas qu’un bulletin différent de celui qu’il avait en main existait dans les arcanes du système informatique de l’armée. Il venait de recevoir 199 685 FCFA, nettement plus qu’il n’aurait eu avant les réformes engagées à partir de 2012-2013 visant à rehausser le statut de ceux et celles qui défendent la nation, très souvent au prix de leurs vies – en moyenne, l’armé perdait un soldat par jour en 2017. Dans sa parution N° 781 du 29 Mai 2020, Le Sphinx dévoilait l’existence d’une massive fraude sur la paie des militaires. Le dossier serait aux mains du procureur Mamoudou Kassogué.

Améliorer la vie des soldats

Chaque unité indicielle correspond à 400 FCFA ; à l’échelle II, un sergent avec 12 ans de service et un adjudant avec 5 ans de service sont à l’indice ‘350’, soit 140.000 FCFA de solde. Le passage d’une échelle à une autre intervient avec la réussite d’une formation. 

Avec la loi de programmation militaire (LOPM) de Février 2015, 1230 milliards de FCFA sont mis à la disposition de l’armée ; la LOPM consistait en l’achat d’équipements mais visait aussi l’augmentation des effectifs de l’armée ainsi que l’amélioration de la condition de vie des militaires et leur assurer des formations de qualité. Dans la foulée, en Aout 2016, un nouveau statut des militaires est adopté (Ordonnance N°2016–020/P-RM du 18 Aout 2016 Portant Statut Général des Militaires) ; il établit une grille salariale améliorée et prévoit plusieurs indemnités et primes :

Indemnité de résidence, indemnité pour charges militaires, indemnité de logement, prime de fonction, prime de risque, prime de diplôme et pour certains des primes spéciales. 

 La masse salariale de l’armée, la garde nationale et la gendarmerie passe ainsi de 65 milliards en 2015 à 156 milliards FCFA en 2020 – budget multiplié par 2,4 ; en partie pour couvrir le recrutement massif, mais aussi l’augmentation salariale et primes perçues par les militaires, comme le sergent-chef Goro. Avec la solde rehaussée (+15%), les indemnités, et les primes la vie des militaires ainsi que celle de leurs familles s’améliorent de façon notable. Goro, lui, reçoit 220 750 FCFA de salaire brut – et 199 585 FCFA après les charges. 

Fonctionnement du système de Fraude

Avec la LOPM, on estime que l’effectif de l’armée est passé à 20.000 éléments. Mais le nombre exact de militaires déployés ou non est généralement classé secret-défense –  [NDLR: Nos tentatives de joindre la Direction de l’Information et de Relations Publiques des Armées (DIRPA) sur le sujet des effectifs sont restées infructueuses]. Pourtant, ce chiffre, et le grade des militaires déterminent la masse salariale allouée aux ministères en charge de la défense et de la sécurité. 

Tableau 1

Les détournements de fonds de la LOPM ont fait l’objet de publications multiples, y compris par Le Sphinx. Ce qui est clair aujourd’hui c’est que les détournements ne se limitaient pas seulement à l’achat d’équipement. Et l’absence de transparence dans la gestion du personnel a eu de graves conséquences sur la transparence autour du budget. 

Tableau 2

Sur le Tableau 1, on peut voir deux bulletins de paie du sergent-chef Goro – celui qu’il a perçu et l’autre – montrant une différence de 92 400 FCFA du Net à Payer. Le sergent-chef a perçu 199 585 FCFA, alors que le contribuable malien a dépensé 289 585 FCFA. Il n’a simplement jamais reçu sa prime de fonction de 90 000 FCFA brut. 

Sa paie de Septembre n’est malheureusement pas isolée ; pour le mois qui suit (voir Tableau 2), l’escroquerie va un peu plus loin ; le sergent-chef est promu adjudant le 1er Octobre 2017 ; son salaire reçu le 5 Octobre reflète encore son grade de sergent-chef. Mais dans le system informatique de l’armée, il est payé au grade d’adjudant, passant ainsi de l‘indice 343 à 350, toujours avec cette prime de 90 000 FCFA, qu’il n’a jamais touché. Le sergent-chef Goro n’est malheureusement pas la seule victime. La double fiche s’étend à d’autres militaires, dans d’autres unités, dans d’autres régions militaires et dans d’autres corps militaires. Les bulletins que nous avons analysés proviennent de militaires de l’armée de terre, l’armée de l’air et la garde nationale. Et cela dure depuis au moins 2017.  

Pour arriver là, l’armée communique les informations au Trésor et un bulletin (Bulletin 2) en bonne et due forme est établi. Une fois le montant global des salaires virés, un nouveau bulletin (Bulletin 1) est établi en interne et c’est ce bulletin que le militaire reçois. La différence entre les deux bulletins s’évapore. L’enquête du procureur Kossogué lèvera ce voile si le ministère de la défense coopère [NDRL:  Une disposition de l’article 17 du Statut Général des Militaires prévoit que « toute poursuite pénale à l’encontre d’un militaire en activité nécessite sa mise à disposition préalable de l’autorité judiciaire compétente par le ministre chargé des Forces Armées. »]. La seule conclusion qu’on peut tirer est que l’escroquerie a enrichi beaucoup au sein (ou en dehors) de l’armée.  

Pour les escrocs, la confection du nouveau bulletin est parsemée d’erreurs qui commencent à semer le doute chez les récipiendaires. Le 11 mars 2019, l’adjudant Sayon Keita de la 734e Batterie d’Artillerie d’Abeibara reçoit son bulletin de paie ; son salaire brut et le net à payer sont nettement supérieurs à la normale ; l’addition de la solde et des indemnités et primes – 248.800 FCFA – ne correspond au  total imprimé de 338.800 FCFA. Une différence de 90.000 F. La même différence notée dans les bulletins de Goro.

 Il y a aussi des cas de « prime généreuse. » Prenons le cas d’un garde du Groupement Spécial de la Sécurité Présidentielle, l’unité chargée de la protection de la présidence.  Le garde, fraichement recruté, se retrouve avec un salaire brut de 296 646 F, bien plus qu’un adjudant déployé au Nord ou au Centre.  En tout 171 946 FCFA de prime, dans la rubrique « Autres Primes. » 

Cette prime et la prime « Fonctions » constituent les deux rubriques utilisées dans cette escroquerie savamment orchestrée.

 D’autres erreurs peuvent être remarquées sur les bulletins perçus – la falsification est effective mais pas parfaite. Dans le premier exemple ci-contre, on peut remarquer que la date est écrite avec un zéro additionnel. Et sur le deuxième, il y a une erreur constante (et répétée) de placement du cadre autour du « net à payer » – le cadre est toujours décalé sur la droite dans le bulletin falsifié. 

Montant de la Fraude

Il ne fait aucun doute qu’une enquête approfondie est nécessaire pour (1) établir le montant du préjudice subi par le contribuable, (2) situer les responsabilités, (3) restaurer la confiance des militaires et du contribuable, et (4) palier au déficit de transparence et de contrôle qui a permis l’éclosion d’une telle situation. Mais il est d’ores et déjà clair que le montant de la fraude dépasse tous les scandales attribués à l’armée depuis au moins 10 ans.

 Selon nos estimations, le montant du préjudice est d’au moins 44 milliards et pourrait aller jusqu’à 166 milliards de FCFA d’ici Décembre 2020 ; la fourchette est large à cause de l’incertitude sur l’étendue de la fraude. En moyenne, nous chiffrons à 92 668 FCFA le montant mensuel de primes qui disparaissent pour chaque militaire, hormis les officiers. De 2017 à ce jour, et sur la base de 10.000 militaires déployés sur le terrain nous arrivons au chiffre de 44 milliards ; et bien plus si on remonte aux années précédentes. Et si on va du principe que 30% de la masse salariale de 553 milliards de FCFA a alimenté dette fraude (cumulée de 2017 à 2020), on arrive au chiffre extraordinaire de 166 milliards. 

Dans un rapport paru en 2019 [NDRL:  Transparency International, Développer l’intégrité dans le secteur de la sécurité et de la défense au Mali, 2019], Transparency International disait ceci sur l’armée malienne : « la mise en place de systèmes de paiement électroniques devrait réduire considérablement les possibilités de détournement des primes ou d’écrémage des salaires. Les ministères compétents pourront également collaborer avec les forces de défense et de sécurité pour veiller à ce que des critères objectifs soient systématiquement appliqués dans tous les processus de recrutement et de promotion ». 

Le 3 Juin dernier, la DIRPA a tenu un point de presse annonçant que le processus de bancarisation des salaires était en cours ; selon son directeur, le colonel-major Diarran Koné, l’immense majorité des militaires était favorable à la bancarisation ; les freins, selon lui, sont l’absence ou l’inadéquation de la couverture bancaire dans les zones de déploiement et un certain degré d’illettrisme du personnel. La question des faux bulletins n’était pas à l’ordre du jour.

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